Quel avenir pour la mode à petit prix ?

Alors que le secteur est en pleine mutation, le moment est venu de s’interroger sur l’évolution future du marché. Et notamment sur l’avenir de la mode à petit prix.

« J’adore la mode, mais aujourd’hui la mode est devenue démodée, il n’y a plus de changement d’allure ou de silhouette. Elle ne décrypte plus la société et ne correspond plus à la jeunesse, qui aspire à d’autres manières de travailler et de consommer.» Le constat de Lidewij Edelkoort, la célèbre dénicheuse de tendance néerlandaise, est sans appel. Une nouvelle fois présente au colloque Anti Fashion, qui s’est déroulé début juin à Marseille, cette parisienne d’adoption n’a épargné personne : la presse, les écoles, les défilés, les créateurs… pour « dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas », comme elle se plaît à dire. L’auteur du Manifeste Antifashion, publié en 2015, est notamment très critique envers les grandes enseignes de la mode à petit prix, qu’elle appelle à boycotter. 

Les enseignes historiques en difficulté

Les consommateurs n’ont pourtant pas attendu l’appel au boycott de Lidewij Edelkoort pour délaisser les enseignes historiques de la mode à bas prix. Tati, La Halle, C&A, Mim, Mark & Spencer… les annonces de plans sociaux se multiplient ces derniers mois. « Le marché de la mode, et notamment l’habillement, est trop éparpillé en France, justifie Jean-Marc Génis, président de la Fédération des Enseignes de l’Habillement. Les leaders qui sont Kiabi, les Galeries Lafayette et Décathlon, ne parviennent même pas à eux trois à atteindre les 10% de parts de marché, alors que chez nos voisins européens certains acteurs dépassent sans peine les 15%. » La concentration du marché français devrait donc se faire au détriment des acteurs historiques, notamment les enseignes françaises, auxquelles les consommateurs ont préféré leurs concurrents internationaux, Zara, H&M, Uniqlo et désormais Primark. De l’avis de l’ensemble des spécialistes du secteur, l’arrivé de l’entreprise irlandaise sur le marché français, fin 2013, a précipité la redistribution des cartes. « En seulement 3 ans elle est entrée dans le top 10 des enseignes en termes de volumes de vente, c’est du jamais vu », confirme Hélène Janicaud, en charge du textile chez le panéliste Kantar Worldpanel . Seul Kiabi parvient aujourd’hui à tenir tête à l’ogre irlandais en France, fort de son expérience passée sur le marché espagnol (voir encadré). 

« L’arrivée de Primark fin 2013 a précipité la redistribution des cartes, c’est du jamais vu »

Des habitudes de consommation changées

Le succès d’un Primark ou d’un Kiabi ne peut pas pour autant masquer les profonds bouleversements des habitudes de consommation des Français ces dernières années. C’est un fait statistique, la mode n’est aujourd’hui plus une priorité pour les consommateurs, et la tendance est bien ancrée. En début d’année, l’Insee publiait ainsi une étude qui montrait que le budget des ménages dédiés à “l’apparence physique“ était passé de 14,1% en 1960 à 7,3% en 2016. Dans cet ensemble, la part des vêtements régresse fortement, de 66% en 1960 à 41% en 2015, soit 1 230 euros en moyenne par ménage. « La mode a été concurrencée par les nouvelles technologies qui prennent une part croissante dans le budget des Français », observe justement Hélène Janicaud.

Mais ceci n’explique pas tout selon elle. « Depuis quelques mois, on décèle un vrai ras-le-bol du consommateur vis-à-vis de la Fast Fashion, qui génère beaucoup de frustration. Notamment chez les millennials [ndlr : terme désignant les personnes nées entre 1980 et 2000], qui semblent lassés de cette mode trop vite démodée, et sont sensibles aux conséquences écologiques et éthiques de leurs achats », ajoute-t-elle. Une analyse que partage Benoit Heilbrunn, professeur à l’ESCP Europe : « la Fast Fashion est allé trop loin, avec une promesse de renouveler toujours plus fréquemment la garde-robe qui se retrouve aujourd’hui confrontée à ces limites physiques : les placards sont remplis ! », affirme-t-il. Ce qui expliquerait en grande partie l’attrait croissant pour le marché de seconde main et de la location. « La pratique s’est inscrite dans les habitudes de consommation, c’est même devenu tendance de louer ou d’acheter d’occasion », estime-t-il. 

Eduquer la clientèle

La mode à petit prix n’est pas pour autant prête de disparaître, dans l’immédiat du moins. Tout d’abord parce que dans le contexte économique actuel, le budget des ménages ne le permet pas. D’autant qu’à force de tirer les tarifs toujours plus vers le bas, le client a perdu ses repères au niveau des prix. « Il existe une hyper dépendance vis-à-vis des promotions, qui représentent toujours près d’un achat sur deux, inverser la tendance va prendre du temps », juge Hélène Janicaud. Certaines marques ont pris le problème à bras le corps à l’image de Hast, Suitsupply, Le Pantalon ou encore Cinabre, qui ont tour à tour décidé ces dernières années de boycotter au moins une fois la période des soldes, en prenant soin d’expliquer le raisonnement à leur clientèle.

« Il existe une hyper dépendance vis-à-vis des promotions, qui représentent toujours près d’un achat sur deux, inverser la tendance va prendre du temps »

Maison Standards est même allée encore plus loin avec une opération inédite pour ses soldes d’hiver 2017, intitulée “Pay what you want“. Les clients choisissaient eux-mêmes le prix d’un produit. Par exemple, un pull marin initialement fixé au tarif de 89€ était proposé à 45€, 53€ ou 62€. Le consommateur avait alors le choix de décider le prix qu’il souhaiter payer, en prenant en compte trois critères essentiels : le prix le plus bas couvrait uniquement les coûts de production, le deuxième réunissait les coûts de production et les coûts de logistique, et enfin le prix le plus élevé permettait à la marque de générer des bénéfices. « Notre démarche répond au besoin de la nouvelle génération, qui attend un prix juste et surtout une relation plus honnête avec le commerçant », expliquait Uriel Karsenti, fondateur de Maison Standards, lors de l’évènement Anti Fashion à Marseille. 

Le service au cœur du commerce de demain

Informer le consommateur sur le prix réel n’est qu’un premier pas. Pour Benoit Heilbrunn, « c’est sur le service que va se décider l’avenir dans la mode. L’histoire nous apprend que les modèles économiques fondés uniquement sur des prix bas ne tiennent pas sur le long terme. Les marques de mode ont besoin d’une proposition de valeur qui soit forte, différenciante, celles qui ne prennent pas ce chemin seront condamnées à disparaître », prédit-t-il. La montée en gamme – au moins dans les prix – de Zara ces dernières années, et la volonté de redonner une place au service à la clientèle chez H&M, tendent à lui donner raison. Le raisonnement est le même pour les indépendants avec une offre “grand public“. Pour Emilie Capraro, propriétaire de la boutique Babydoll à Vitrolles, « ce n’est pas parce qu’on a des prix accessibles qu’il ne doit pas y avoir de service. Chez nous le conseil à la clientèle a une importance primordiale, on oriente nos clients pour qu’ils puissent trouver tout ce dont ils ont besoin, et on leur évite ainsi d’avoir à faire plusieurs magasins, ils apprécient beaucoup. »

« L’histoire nous apprend que les modèles économiques fondés uniquement sur des prix bas ne tiennent pas sur le long terme »

Emilie Renaudat, gérante du multimarque Afwosh à Paris, a elle aussi toujours confiance dans le potentiel du marché de la mode à prix accessible, portée par les bons résultats de sa boutique. « Il y aura toujours une clientèle, le tout est d’arriver à se différencier. Par exemple, aux vitrines minimalistes et épurées des grandes chaines, j’ai préféré des devantures plus chargées, décorées d’objets branchés. On renouvèle aussi très souvent nos produits, avec une grosse communication sur les réseaux sociaux, on a notre univers bien à nous », témoigne-t-elle. Un univers propre à elle, et si c’était ça la clé de la réussite pour une entreprise de mode ? « Très certainement, répond Benoit Heilbrunn. Et c’est justement pour cette raison que le marché des prix bas n’est pas l’avenir, car pour développer son univers il faut y mettre les moyens. » A voir si l’avenir, justement lui donnera raison.