Primark, le hold up social (2/2)

Comment en est-on arrivé là ? Après avoir mis en lumière l’ampleur du mécontentement des salariés et ex-salariés de Primark, nous nous intéressons dans cette seconde partie aux raisons de cet échec managérial. Elles sont multiples. Non-respect du droit du travail, formation inexistante, dialogue de sourd avec la direction… Plongée au cœur d’un système social défaillant.

Image : Les salariés du Primark de Créteil se sont mobilisés par 2 fois depuis janvier 2016.

2ème Partie : Comment en est-on arrivé là ?

« On ne m’a pas écouté, ni même donné les moyens humains et financiers pour exercer ma mission. » Recrutée pour l’ouverture du premier magasin francilien, à Aulnay-sous-Bois, Karine* a finalement décidé de quitter l’entreprise l’année dernière, à contrecœur. « Mon job c’était de former les responsables d’équipes au “management Primark“, car nous nous développions très vite », se remémore-t-elle. Trop vite même. « La direction ne veut pas investir dans la formation car cela implique d’y consacrer un certain temps. Or pour eux, tous les moyens doivent être concentrés sur le développement de l’entreprise, et ils craignent qu’accorder de l’énergie à former les collaborateurs les freine dans cette expansion », accuse-t-elle. Sur le terrain, cette absence de moyen se fait ressentir. « Primark était venu me débaucher pour me proposer un poste de manager dans l’un de leur magasin francilien, témoigne Martin*, manager au magasin de Créteil. Je me suis alors mis à la recherche d’un appartement, le problème c’est que 10 jours avant mon intégration, personne aux ressources humaines n’était en mesure de me dire dans quel magasin j’allais être affecté. Je n’ai eu l’information qu’une semaine avant ». Quelques jours plus tard pourtant, il est déplacé. De Villeneuve-la-Garenne à Créteil, il n’y a qu’un pas pour Primark. « Quand vous arrivez, c’est le vigile qui vous accueille, et mon binôme qui était censé m’accompagner durant mon intégration, je l’attends toujours », ajoute-t-il. 

« Chez Primark, la politique c’est que les talents se révèlent par eux-mêmes, du coup on est tout de suite lâché dans le bain », analyse Simon*, ex-manager au magasin de d’Aulnay-sous-Bois. Du côté de la direction pourtant, on assure que tout est mis en œuvre pour assurer l’intégration des nouveaux venus. « Le seul accompagnement que j’ai reçu ce sont ces QCM interminables que l’on doit remplir régulièrement pour tester nos connaissances », dénonce à l’inverse Martin. « On n’a pas le temps ni les moyens pour faire de l’accompagnement, ajoute Ibrahima*, ex-manager au magasin d’Aulnay-sous-Bois. On m’a même demandé de prendre sous mon aile un nouveau manager, alors que j’étais encore en période d’essai ! Ne t’inquiète pas tu n’auras pas à t’occuper de lui » , m’a-t-on expliqué pour me rassurer. Même problématique concernant la formation continue. « Il n’y a pas de validations des acquis, on considère qu’à partir du moment où on vous a montré comme faire, vous êtes formé », déplore Simon. Les employés sont logés à la même enseigne. « Pour les vendeurs, je n’ai réussi à obtenir que 2 jours de formation, en conséquence quand ils arrivent en magasin ils sont paumés, car même si le travail qu’on leur demande de réaliser est assez basique, il y a toujours un minimum de choses à savoir, détaille Karine. Au niveau des rapports avec la hiérarchie ça part déjà mal, puisque les managers n’ont en aucun cas le temps de les former… »  

Lire la première partie de notre  enquête : Primark une entreprise pas comme les autres

La promotion interne mise en cause

« Chez Primark, nous fonctionnons beaucoup à la promotion interne, se félicite Christine Loizy. En France, plus de 500 salariés ont déjà évolué ! ». Difficile de donner tort à la PDG France, sur ce point. Il s’agit là-même de la marque de fabrique de l’enseigne irlandaise. « Nous donnons notre chance à tout le monde, avec ou sans diplôme, et nous ne regardons pas l’origine ou la couleur de peau », ajoute-t-elle. Là encore, Primark est irréprochable. Au risque même de choquer à l’intérieur de l’entreprise. Karine insiste pour que nous relations cette anecdote qui l’avait particulièrement interpellée : « Un jour la DRH France descend en magasin et au détour d’une discussion fait une remarque assez osée à propos des caissiers du magasin de Créteil : “quand même, il y a beaucoup de noir, on se croirait en Afrique, faudrait peut-être veiller à avoir plus de diversité, pour l’image ce n’est pas top, ça peut faire peur au client“. » Sans commentaire.
La méritocratie Primark semble aussi susciter de nombreuses interrogations. « Ceux qui évoluent en interne ne sont pas formés à la gestion d’équipe, témoigne Karine. En conséquent ils gèrent les relations humaines comme ils le feraient dans leur propre vie, ce n’est pas ça le management ! » La promotion comme responsable des problèmes humains chez Primark ? C’est en tout cas l’analyse de nombreux salariés et ex-salariés. « Comme ils n’ont pas été formés, ils pratiquent le seul management qu’ils ont connu, qui consiste à crier sur les salariés », confirme Philippe*, ex manager à Créteil. « Chez Primark, vous pouvez passer de plieur de vêtement à responsable de plusieurs dizaines de personnes en seulement quelques mois, et en plus quand vous évoluez, vous restez souvent dans le même magasin. Forcément humainement ça peut être difficile à gérer, justifie Karine. En comparaison chez H&M, où je travaillais auparavant, les évolutions sont accompagnées d’une formation de 6 mois, pendant laquelle le salarié est muté dans un autre magasin avec un manager confirmé qui le forme. C’est seulement au bout de ces 6 mois, et après avoir été évalué par un manager encore différent, que le salarié peut devenir lui-même responsable d’équipe, mais en aucun cas dans le magasin pour lequel il travaillait à l’origine. Même chose chez New Look, où j’ai été manageuse, il y a un vrai accompagnement avant l’intégration. Et c’est globalement comme ça que ça fonctionne partout ailleurs. » Chez H&M, Zara et Kiabi, les managers que nous avons interviewés confirment. A l’image du témoignage de Jean*, directeur d’un magasin Kiabi dans le nord-est de la France : « la formation que j’ai reçue avant d’accéder au poste de directeur a été excellente et très complète », assure-t-il. 

« On m’a demandé de former nouveau manager, alors que j’étais encore en période d’essai ! “ Ne t’inquiète pas tu n’auras pas à t’occuper de lui“, m’a-t-on expliqué. » Ibrahima, ex manager à Aulnay-sous-Bois.

L’attribution des promotions fait aussi beaucoup parler. « Pour que les vendeurs aient une chance d’évoluer, il faut qu’ils arrivent à bien s’entendre avec les managers et directeurs adjoints, c’est du copinage à tous les niveaux , dénonce Sarah*, auparavant en poste au RH, à Cagnes-sur-Mer. Cela vaut aussi pour les ressources humaines, la responsable a tout fait pour embaucher ses copines. Au niveau du travail ça se ressent, elles s’arrangent entres elles pour les horaires, déplacent leur voiture durant les horaires de travail pour ne pas à avoir à payer le parking. La direction est au courant, mais ne fait rien », accuse-t-elle. Un témoignage d’autant plus interpellant qu’il fait écho à de très nombreux retours similaires. « Les managers se connaissaient entre eux avant l’ouverture. Pour le recrutement notamment ils privilégiaient les copains, les membres de leurs familles », confirme Jordan*, ex-superviseur à Evry. Certains dénoncent également des “promotions canapé“. « “Elle est passée sous le bureau“, c’est ce qu’on se dit entre nous lorsqu’on apprend une promotion, s’amuse Karima*, vendeuse à Cagnes-sur-Mer. Après je ne dis pas que c’est le cas à chaque fois, mais je sais par exemple qu’il y a certains managers qui profitent de ce système pour draguer les vendeuses. Ça m’est moi-même arrivé, je n’ai bien entendu pas donné suite ». Ibrahima aussi a eu écho de ce genre de pratique : « A Aulnay-sous-Bois, plusieurs fois j’ai entendu qu’on faisait la misère aux filles qui refusaient les avances de certains managers. Je ne peux pas vous garantir à 100% ce qu’il en est, mais dans les faits ça donne un peu le ton de l’ambiance au sein du magasin ». Simon lui y voit une certaine logique dans tout ça. « C’est le système Primark, si vous voulez réussir il faut être un requin, donc dans ce modèle c’est cohérent malheureusement. On le voit bien chez les managers, certains sont prêts à tout, y compris à saboter votre travail pour pouvoir grimper les échelons. Mon N+1 lui s’attribuait toutes mes réussites, et dès qu’il y avait un problème, il rejetait la faute sur moi ». Pour Ibrahima, cette guerre à la promotion a aussi pour but d’écarter les managers externes, ceux qui ne doivent pas leur position dans l’entreprise à une promotion. « Le directeur avait des complexes vis-à-vis des externes car ils sont souvent plus qualifiés que lui. Comme ceux qui sont haut placés dans la hiérarchie veulent tout faire pour au moins garder leur place, ils poussent les nouveaux à bout afin qu’ils partent d’eux-mêmes. » Walid*, ex manager à Villeneuve-la-Garenne, compare lui Primark à « une secte ». « Si vous n’êtes pas de la maison à l’origine, vous êtes mort ! », assure-t-il. Et met en cause la direction. « La PDG et la DRH France veulent garder le contrôle à tous les niveaux en plaçant leurs éléments aux postes clés, et se servent des externes comme des chiffons que l’on peut user avant de les jeter. J’ai vu des managers qui arrivaient des magasins Primark d’Espagne repartir dégoutés de leur expérience française car ils n’entraient pas dans les plans de la direction ». Martin, recruté il y a 6 mois, confirme ces pratiques. « Sur les 18 externes qui ont intégrés Primark au poste de manager en même temps que moi, je suis le seul encore présent dans l’entreprise ». 

 « Chez Primark, vous pouvez passer de plieur de vêtement à responsable de plusieurs dizaines de personnes en seulement quelques mois, et sans véritable formation », Karine, ex adjointe à la responsable de la formation. 

Les compétences des supérieurs hiérarchiques sont aussi régulièrement mises en cause. « La responsable des ressources humaines du magasin de Cagnes-sur-Mer est un “petit chef” qui aime rabaisser les salariés, et n’a aucune considération pour eux, dénonce pour sa part Hélène*, qui a travaillé avec Sarah. L’organisation du service RH est une vraie catastrophe, on ne travaille que sur tableaux Excel, la formation est inexistante et la pression à son maximum ». « Notre superviseuse nous prenait de haut alors que ça faisait 15 ans qu’elle n’avait plus travaillé, accusent de leur côté Mélodie* et Joris*, tous deux ex-employés au département trésorerie de Cagnes-sur-Mer. Elle n’était même pas capable de reconnaître un faux billet, alors que nous manipulions de l’argent liquide toute la journée. » Dans les réserves aussi les langues se délient facilement. A l’image du témoignage de John*, ex-salarié à Cagnes-sur-Mer : « les règles élémentaires de sécurité n’étaient pas respectées. Je parle de salariés qui tirent des palettes sans chaussures de sécurité, de déchargement sauvage en dehors des quais de livraisons… Bien entendu à chaque fois que l’inspection du travail venait tout était clean, et on prenait soin de dissimuler ce qui n’était pas réglementaire. Comme nous étions au courant de leur venue c’était facile ». Sandrine*, vendeuse à Aulnay-sous-Bois, en rajoute une couche : « Certaines gondoles utilisées pour exposer les vêtements sont cassées, à tout moment elles peuvent tomber sur les clients », certifie-t-elle. 

Méconnaissance du droit du travail français

« C’était le premier jour de notre formation, tous les vendeurs étaient réunis dans le magasin et un responsable nous a clairement dit : “ Chez Primark on a beaucoup d’argent, donc même si vous nous envoyez aux prud’hommes, cela ne nous fait pas peur car nous avons les moyens pour payer“. » Le ton est donné pour Camille, ex-caissière au magasin de Lyon. « Quand Primark a ouvert son premier magasin, c’était vraiment du grand n’importe quoi, confirme Delphine Prisciotta, déléguée du personnel à Marseille. « On avait l’impression qu’ils ne connaissaient absolument rien au droit du travail, il a fallu tout mettre en place.Par exemple, au début, un salarié qui portait des chaussures de marque apparente ou un jean légèrement gris clair [alors que le noir est obligatoire] était renvoyé chez lui sans être payé, au mépris des textes de loi. Même chose pour les pauses qui étaient décidées arbitrairement », peut-on lire dans un témoignage qu’elle livre sur le site de la CFDT. Le cas de la tenue de travail et des temps de pause font beaucoup débat. A Lille notamment, plusieurs salariés témoignent qu’il leur est interdit de porter une veste pour se protéger du froid dans la réserve. « Comme ce n’est pas la tenue réglementaire ils ne veulent pas qu’on en mette, du coup certains tombent malade », dénonce Sébastien*, vendeur. « S’ils oublient d’amener leur t-shirt Primark, on leur en donne un sale, alors que pourtant il y en a des propres disponibles, dénonce pour sa part Sophie, qui a travaillé au service RH de Marseille. Pour les pauses aussi le système est assez mesquin, elles sont chronométrées, et il nous arrivait qu’un manager nous demande de retirer une minute de travail quand un salarié dépassait le temps imparti. » Le cas marseillais n’est pas isolé. « A 20 heures, ils [ndlr les salariés] ne peuvent pas aller aux toilettes… Mais comme c’est interdit, tout cela reste verbal », témoigne à nos confrères de Var Matin Monique Néguel, secrétaire générale de l’union locale de la CGT. 

“ Chez Primark on a beaucoup d’argent, donc même si vous nous envoyez aux prud’hommes cela ne nous fait pas peur car nous avons les moyens pour payer“, un responsable au magasin de Lyon. 

Le non-respect des 35 heures consécutives de repos hebdomadaires est aussi pointé du doigt. « Actuellement il n’est pas en place, car certains peuvent travailler jusqu’au samedi 21 heures, et débuter le lundi à 6 heures du matin, le compte n’y ait pas », souligne Delphine Prisciotta. « A Evry, nous commençons à 5 heures du matin, rajoute Jordan. Pourtant l’heure qui va jusqu’à 6 heures n’est pas comptabilisée en tant qu’horaire de nuit. » Mais ce sont surtout les problématiques liées à la paie qui cristallisent les frustrations des salariés. « Personne n’y comprend rien, même entre nous il y a des écarts de salaires qu’on ne parvient pas à justifier », se souvient John. « Dans mon équipe, sur les 70 personnes que j’avais sous ma responsabilité, chaque mois au moins 20 ou 30 avaient des problèmes avec leur fiche de paie », avance pour sa part, Martin. Là encore, plus de la moitié des interviewés ont chacun leur anecdote à raconter suite à un virement jamais reçu, des heures supplémentaires non comptabilisées ou une attestation oubliée d’être transmise à la sécurité sociale. « Toutes les semaines il y avait au moins une personne qui rentrait comme un fou dans les bureaux des RH suite à des problèmes sur son salaire ou ses congés », se souvient John. Pour Martin, cette situation est autant le résultat de l’absentéisme et du turn-over important (voir notre première enquête), que celui d’une organisation défaillante. « Par exemple avec les heures supplémentaires, nous les notons manuellement avant de les transmettre au RH, il n’y a pas de trace informatique ». Le manque de communication avec les ressources humaines est souvent mis en cause. « Des vendeurs sont parfois mutés d’un département à un autre sans même que l’on soit mis au courant, on les note donc absents alors qu’ils sont pourtant présents », ajoute Martin. Des membres et ex membres des RH nous confirment les difficultés de communication et la complexité du système de paie. « Chez Primark le salaire est calculé d’un mois sur l’autre sans date prédéfini à l’avance, même mon responsable ne parvenait pas à m’expliquer concrètement son fonctionnement », se remémore Sinny*, qui a travaillé au RH, à Créteil. 

Ruptures abusives durant la période d’essais

Officiellement, le problème n’existe pas. « Il n’y a jamais eu de fins de périodes d’essais programmées », se défend Christine Loizy. Sur le cas de Sophie Duray, qui a décidé de saisir les prud’hommes, la PDG France se montre pourtant plus prudente : « je ne commenterais pas une affaire en cours ». Le témoignage de cette ex-salariée de La-Valette-du-Var est éloquent. « Le 22 avril 2016, la direction nous avait réuni pour annoncer certaines ruptures de période d’essai. Lorsque j’ai demandé si j’en faisais partie, on m’a répondu par la négative », se souvient-elle. Pourtant, le jour même, une lettre l’attendait chez elle pour lui notifier son licenciement. « C’est grâce à la page Facebook Primark la Valette des employés scandalisés que j’ai décidé de me lancer dans cette procédure, voyant que je n’étais pas la seule dans cette situation. » En effet, les langues se délient sur la page Facebook en question (qui totalisent plus de 4000 “j’aime“), si bien que l’avocat de Sophie Duray, Maître Frédéric Casanova, affirme que plus de « 50 ex salariés de La-Valette-du-Var se sont manifestés suite à la médiatisation de l’affaire ». Selon Sophie Duray, une centaine de salariés auraient subi le même sort qu’elle. Quel intérêt pour Primark de procéder ainsi ? « Quand une entreprise recourt massivement à des CDD ou des contrats d’intérims, elle doit s’acquitter de primes de précarité. Une sorte d’amende qui ne s’applique pas si vous renvoyez des CDI avant la fin de leur période d’essai. », répond Frédéric Casanova. Une pratique illégale au regard de la loi et de la jurisprudence (arrêt de 2007 de la cour de cassation), que l’enseigne irlandaise n’aurait pas limité au seul magasin du Var. C’est en tout cas l’avis de nombreux salariés et ex-salariés des boutiques de Lille et Evry, les 2 dernières villes où s’est implanté Primark à ce jour. « Quand on a vu le chiffre donné par la direction sur les départs de CDI [ndlr, chiffre communiqué en réponse au premier article de La Voix du Nord dénonçant des conditions de travail difficiles chez Primark], on a bien rigolé avec les autres vendeurs, car il est bien plus élevé que les 64 qu’ils avancent », affirme Sébastien*, vendeur. Mais c’est surtout à Evry que les langues se délient. « Nous étions environ 600 salariés à l’ouverture, aujourd’hui il doit rester entre 150 et 200 personnes, et c’est une fourchette haute, affirme Maxime*, ex-superviseur. La majorité des personnes ont été remerciées pour des raisons futiles, du type “trop bavard“, “n’a pas exécuté une tâche“, “parle mal“. » C’est le cas par exemple d’Héloïse* : « Mon manager est venu me voir un matin pour que je signe un papier et je suis rentrée chez moi. Soi-disant j’aurais refusé de faire certaines choses, je n’ai pas compris ». Bintou*, toujours en poste, confirme ces pratiques : « ils sont derrière nous à attendre que l’on fasse la moindre erreur pour nous sanctionner. Et de toute façon les managers nous mettent une telle pression que certains démissionnent d’eux-mêmes ». Des accusations corroborées par Saji*, ex-membre des RH à Evry : « tous les jours nous mettions fins à des périodes d’essais, parfois sans même connaître la raison. » Une réduction drastique des effectifs qui serait due à des résultats bien en deçà des attentes. « La fréquentation du magasin, et même du centre commercial, n’est pas assez importante », analyse Jordan. Des propos qui font écho à un article du Parisien datant de l’année dernière, qui se demandait si « les vêtements bon marché de Primark pouvait sauver le centre commercial Evry 2 ? » Du côté de la direction en revanche, rien de particulier à signaler. « Le nombre de salarié à Evry est resté stable depuis l’ouverture », nous répond-t-on. 

« Avant l’ouverture du magasin, nous avons dû recruter plus de 400 employés en CDI, mais on s’est vite rendu compte qu’au moins 100 fins de périodes d’essais étaient déjà programmées. Pourquoi ? Tout simplement parce que cela leur permet de licencier sans aucune justification, et surtout de ne pas à avoir de prime de précarité à payer », Hélène ex salariée des ressources humaines, à Cagnes-sur-Mer.

Qu’en est-il alors pour les autres points de vente ? Si à Marseille et Créteil, les délégués du personnel, Delphine Prisciotta et Cathy Vinciguerra, disent ne pas avoir eu écho de telles pratiques, ce n’est pas le cas pour d’autres magasins ayant ouvert leur porte plus récemment. A Lyon et Villeneuve-la-Garenne notamment, des salariés ont évoqué de nombreuses ruptures de périodes d’essais juste après l’ouverture du magasin. A Cagnes-sur-Mer, Hélène, ex-membre des RH, est catégorique : « avant l’ouverture du magasin, nous avons dû recruter plus de 400 employés en CDI, mais on s’est vite rendu compte qu’au moins 100 fins de périodes d’essais étaient déjà programmées. Pourquoi ? Tout simplement parce que cela leur permet de licencier sans aucune justification, et surtout de ne pas à avoir de prime de précarité à payer ». Une pratique que confirme Sarah, elle aussi auparavant en poste aux RH à Cagnes-sur-Mer : « Je me souviens de la manière dont procédait la responsable de notre service, elle disait : “elle on la garde, lui on ne le garde pas…“ et ce de manière totalement arbitraire puisque c’était des personnes que l’on venait tout juste de recruter ! »

Dialogue sourd et grève à répétition

4 en 3 ans. C’est le nombre de grèves effectuées par les salariés des divers magasins de l’enseigne Primark. Deux à Créteil, une à Villeneuve-la-Garenne et une à Marseille. Une situation là encore inédite pour une enseigne de mode, surtout aussi récemment implantée. A titre de comparaison, aucune grève dans les magasins Zara n’a été recensée aujourd’hui, et on en dénombre 2 à Kiabi en 2001 et 2013, et 3 chez C&A en 2011 et 2016. Seul H&M en compte davantage, même si les mouvements sociaux ont surtout concerné les salariés de l’entrepôt du Bourget. Chez Primark, les revendications sont très claires : « nous souhaitons obtenir une revalorisation salariale, mais aussi une amélioration de nos conditions de travail, martèle Cathy Vinciguerra. L’entreprise réalise des bénéfices, pourtant on ne nous a proposé que 4 centimes d’augmentations en 2017, soit 9,80 euros brut de l’heure, alors que chez Uniqlo les vendeurs sont rémunérés 10€, 10,29€ chez Zara et même 10,49€ chez Kiabi.Et encore on a dû batailler car à l’origine la direction nous offrait une hausse d’à peine 1 centime  ! » Cette dernière fustige également les relations entretenues avec le siège social. « La direction se comporte d’une manière condescendante avec nous. Ils ne cherchent pas à comprendre pourquoi le turn-over ou l’absentéisme sont aussi importants, pour eux la seule raison c’est que nous sommes des fainéants. Quand on évoque les conditions de travail c’est la même chose, on parle dans le vide », regrette Cathy. 

150 salariés du magasin de Marseille se sont mis en grève le samedi 11 février 2017.

Un sentiment partagé par Delphine Prisciotta. « Nos rapports sont compliqués, on leur demande des choses mais les retours sont trop longs, surtout que toutes les décisions doivent au préalable recevoir l’accord de Dublin », souligne-t-elle. Le son de cloche est pourtant différent quand on interroge Christine Loizy. « Certes cela peut parfois être tendu lors des négociations annuelles collectives, mais dans l’ensemble nos relations sont cordiales », affirme-t-elle. « Plus on avance, et plus les discussions s’avèrent stériles, dénonce à l’inverse Cathy. Ces derniers temps, nous sommes obligés de faire des pauses lors des réunions, car systématiquement ça finit en hurlement. » D’où la solution du conflit à travers les grèves, afin de se faire entendre. « A Créteil les salariés se sont mobilisés pour la seconde fois en l’espace d’un an, mais la direction ne reconnaît pas notre mouvement car nous n’étions pas assez nombreux d’après eux. Il faut dire aussi que beaucoup sont jeunes et ont peur des représailles, certains même se cachent pour venir me parler ». A Villeneuve-la-Garenne et Marseille, la mobilisation a été plus importante, avec respectivement 80 et 150 personnes présentes lors des rassemblements. Mais pas de quoi faire réagir la direction. Au point même que Christine Loizy feint de ne pas en avoir entendu parler lorsque nous l’interpellons sur le sujet. « Ils en ont rien à faire, explique Cathy. Ce qu’ils n’aiment pas en revanche ce sont les articles dans la presse. Ils nous demandent d’ailleurs de ne pas parler aux journalistes. Je sais même que depuis les divers articles évoquant les conditions de travail difficiles, ils ont plus de mal à recruter. »

Epilogue – Quel avenir pour Primark en France ?

Depuis la parution de notre première enquête l’année dernière, Primark a en effet fait l’objet de plusieurs investigations concernant les conditions de travail au sein de ses magasins. 20 Minutes, Le Nouvel Obs, La Voix du Nord par 2 fois , La Provence, TF1, France Bleu, Var Matin ou encore tout récemment le magazine régional L’Accent Bourguignon ,la politique de ressources humaines est systématiquement mise en cause. Une mauvaise presse qui n’a pour le moment aucune incidence sur le rythme d’expansion de Primark. Les centres commerciaux consentiraient même des rabais de 15 à 20 % sur le loyer et financeraient une partie des travaux pour attirer l’enseigne irlandaise. Du côté des élus locaux également, l’arrivée d’un magasin Primark est très bien accueillie. Après l’annonce de la très probable installation de Primark dans la galerie commerciale Auchan de Noyelles-Godault, le maire de la ville, Jean Urbaniak, avait ainsi montré un réel enthousiasme. « C’est une grande nouvelle pour l’attractivité de notre territoire », se félicitait-t-il. Lorsque nous l’interrogeons sur la problématique des conditions de travail, l’élu ne prend pas position. « Ce sujet ne relève pas de notre domaine de compétence, mais en aucun cas cela ne remet en cause notre détermination à accueillir Primark », répond-t-il. Le sort des futurs travailleurs de l’enseigne irlandaise n’est pas le seul enjeu de l’implantation de Primark, dans cette région particulièrement touchée par la désertification commerciale de ses petites et moyennes communes. Christine Debreyne, présidente de l’Union des Commerçants de Douai, dénonce ainsi une « une menace pour la vitalité du centre-ville de Douai et la pérennité de ses emplois ». Elle envisage de faire recours contre l’agrandissement de la galerie commerciale. Un combat qui, dans l’optique où il serait entrepris, ferait écho à celui remporté par l’Union commerciale et artisanale de Bayonne, qui a réussi à empêcher l’implantation de Primark dans la galerie commerciale Ikea.  « Nous avions exprimé l’inquiétude de tous les petits commerces quant à l’ouverture d’un tel mastodonte et la CNAC, qui statut sur les autorisations d’implantation, avait entendu notre appréhension et le risque que cela faisait peser sur les emplois du centre-ville », explique sa présidente, Cathy Duprat-Guéguen. Ce « risque », Valérie Maranghi, gérante du magasin de prêt-à-porter et accessoires Boutique Féminine, à La-Valette-du-Var, en a fait les frais suite à l’arrivée de Primark. « J’ai vu mon chiffre d’affaire baisser de 30 % ! », témoigne-t-elle.  “L’effet nouveauté, cela ne va pas durer” ,me disent mes clientes, “ce qui est vendu dans ce magasin n‘a rien à voir avec ce que vous offrez“… Sauf que mon cœur de ville est toujours déserté, et mon chiffre d’affaires en berne. J’ai dû licencier mon unique temps partiel et je dois travailler 60h par semaine pour un salaire inexistant. Je continue pourtant d’offrir à mes clientes des produits qui sont conçus par des fournisseurs avec des valeurs sociales, des marques qui ne font pas fabriquer intensivement dans des “usines à esclaves“… et tout cela en gardant des prix moyens et respectueux des budgets de mes clientes. » 

« L’implantation de Primark représente une menace pour la vitalité de notre centre-ville et la pérennité de nos emplois », Christine Debreyne, présidente de l’Union des Commerçants de Douai. 

Primark contre les centres-villes français ? « En aucun cas », répond Christine Loizy, qui affirme que la marque n’est pas réticente à s’installer en cœur de ville, à condition de disposer d’un espace de vente suffisant. Pour le maire de Noyelles-Godault, « l’ennemi commun de la désertification commerciale, c’est la vente en ligne. A l‘inverse Primark arrive à faire sortir les gens de chez eux, certains sont même prêts à faire beaucoup de route pour venir, c’est bon pour nos emplois ». Mais quels types d’emplois ?  « Primark, ce sont souvent des jobs à temps partiels, peu qualifiés, mal rémunérés et à faible valeur ajoutée, tout le contraire des emplois que nous créons nous, commerçants indépendants », pointe du doigt Christine Debreyne. Les salariés et ex-salariés que nous avons interviewés n’en disent pas moins. « Je n’ai strictement rien appris de mon passage chez Primark, au contraire même, cette expérience a failli me dégoûter du monde du retail », dénonce ainsi Walid, ex-manager à Villeneuve-La-Garenne. Du côté des vendeurs aussi la déception est présente. Philippe*, ex-salarié à La-Valette-du-Var, a lui été choqué par l’inutilité du travail proposé. « Je n’ai jamais vu autant de personnel improductif, c’était ahurissant, on pouvait replier 5 à 6 fois le même t-shirt dans la journée », témoigne-t-il. « Quand on prend le temps de conseiller un client, faire notre métier de vendeur en fait, et c’est pour ça aussi que beaucoup d’entre nous avions décidé de travailler cher Primark, et bien on se fait rappeler à l’ordre par notre manager », dénonce pour sa part Akim*, employé à Dijon. A l’inverse, nombreux sont ceux qui partagent le sentiment de Karima, qui affirme avoir « régressé » depuis son intégration chez Primark. « Au début je m’investissais, mais très vite j’ai compris que ça ne servait à rien, on n’est pas là pour prendre des initiatives mais pour obéir », regrette-t-elle. Là encore, une dureté des propos que nous ne retrouvons pas ailleurs. Pas de quoi pour autant déstabiliser la direction. « Chez nous, les vendeurs font un vrai travail de vendeur », assure Christine Loizy, avant même que nous puissions lui poser la question. 

 « Je n’ai strictement rien appris de mon passage chez Primark, au contraire même, cette expérience a failli me dégouter du monde du retail », Walid, ex manager à Villeneuve-La-Garenne.

Le débat est clos. Le mal-être des vendeurs, l’attitude des responsables de magasins, le droit du travail, les difficultés des centres-villes, rien ne semble perturber la marche en avant de Primark en France. Des problématiques que l’on retrouve d’ailleurs presque traits pour traits en Belgique et aux Pays-Bas. De là à en déduire qu’il en serait de même dans les autres pays où l’entreprise est implantée ? Nous n’avons pas la réponse. Sur le cas français en tout cas, lorsque nous faisons le bilan de nos 6 mois d’investigation, il n’y a plus de place au doute. Le succès fulgurant du géant irlandais s’est effectué au détriment des droits, mais aussi des conditions de travail des salariés français. Et la direction ne semble en aucun cas vouloir remédier à ce malaise, se réfugiant systématiquement derrière des « cas isolés », ou des « accusations sans fondement ». Le marché de la mode aussi a été profondément bousculé, puisque Primark semble acter la disparition de grandes enseignes françaises, à l’image de Tati, roi déchu des prix bas. Et s’affiche désormais comme un sérieux prétendant au titre de premier distributeur mondial de textile, place occupée actuellement par Inditex (Zara, Bershka, Stradivarius…) Une nouvelle donne dont les effets bénéfiques pour l’économie, les travailleurs ou encore le secteur de la mode sont encore à prouver. Car pour le moment, il s’agit bien d’un hold-up social. 

*Pour des raisons de confidentialité, les prénoms ont été modifiés. 

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