Primark, le hold up social (1/2)

Un an après notre premier article qui révélait des conditions de travail très difficiles chez Primark, nous avons décidé de reprendre notre enquête afin de mieux comprendre le fonctionnement de cette enseigne et voir s’il y avait eu du changement. Il n’en est rien. Plus de 150 salariés et ex-salariés sont revenus vers nous pour dénoncer la politique de management de l’entreprise, et de graves manquements au droit du travail. Reportage.

Image : Le 7 Janvier 2017, Manuel Valls vient rendre visite aux salariés du tout nouveau magasin Primark d’Evry.

1ère Partie : Une entreprise pas comme les autres

L’aventure française du géant irlandais des prix bas débute le 16 décembre 2013, dans le centre commercial Grand Littoral de Marseille. Une ouverture en grande pompe, avec 3 000 clients estimés pour la seule journée d’inauguration, et du beau monde, Jean-Claude Gaudin, sénateur-maire emblématique de la cité phocéenne, coupe le ruban. Depuis 9 autres boutiques ont ouvert leurs portes, avec toujours le même enthousiasme médiatique et politique. Un phénomène inédit en France et qui symbolise bien la puissance de cette entreprise qui bouscule le marché de la mode depuis les années 2000. C’est à cette période alors qu’elle est rachetée par le groupe anglo-canadien Associated British Foods (ABF), géant mondial du sucre, et qui lui permet de financer sa croissance en Europe et en Amérique du Nord. Au point même de faire trembler les poids lourds du secteur. « Je me rappelle très bien quand Primark a débarqué en France, témoigne Sophie*, salariée depuis 13 ans du magasin H&M au boulevard Haussmann, à Paris. On nous répétait sans cesse que ça allait impacter notre chiffre d’affaires, et qu’en conséquence nos primes de fin d’année baisseraient, la direction était tendue. » Il y a de quoi. Partout où Primark s’installe, le succès de l’enseigne est immédiat. Et la concurrence doit s’incliner. Les difficultés rencontrées par les enseignes du groupe Vivarte (Chevignon, André, La Halle…), Camaïeu, Promod, Tati ou encore Mim, qui vient d’annoncer la suppression de 791 emplois, coïncident d’ailleurs avec la montée en puissance de Primark. Les entreprises françaises ne sont pas les seules à souffrir de la comparaison. Une note publiée au mois d’avril 2017 par la banque d’affaire Goldman Sachs recommande aux investisseurs de vendre leurs actions H&M, alors même que l’entreprise suédoise affiche un bénéfice net de 336 millions d’€ pour le premier trimestre 2017. Zara aussi est sous pression, et s’est même fait doubler par Primark sur son marché d’origine, l’Espagne.

Comment expliquer un tel succès ? Selon Hélène Janicaud, en charge du textile chez le panéliste Kantar Worldpanel, cela tient essentiellement dans sa capacité à proposer des prix très bas. « En moyenne, un consommateur chez Primark dépense 5,4 euros par article, soit trois fois moins que les prix du marché », calcule-t-elle. Des jeans pour femme à moins de 10 euros, une paire de ballerine à 3 euros, un t-shirt pour homme à 1,50 euros… les tarifs de Primark sont en effet imbattables ! Des prix rendus possible grâce à une optimisation des coûts, avec en amont un approvisionnement qui se fait en majorité dans les pays asiatiques à bas salaires, et en aval de très gros volumes de vente. Et pas de publicité. « Le flux de clientèle que l’on reçoit chez Primark et les volumes de production que l’on écoule chaque jour sont inédits par rapport à nos concurrents », explique Christine Loizy, PDG France de Primark. « A Créteil, au moins 3 semi-remorques viennent livrer le magasin chaque jour », confirme Cathy Vinciguerra, déléguée du personnel. Soit ce que reçoivent en moyenne en une semaine leurs concurrents chez H&M ou Zara. La taille des points de vente atteste de cette démesure, 3600 m2 pour le plus petit à Lyon, et 8200 m2 pour le plus grand, à Créteil. Et plus de 400 salariés en moyenne par magasin ! Bien au-delà là encore de la concurrence. « La boutique H&M du boulevard Haussmann compte environ 175 salariés, et nous sommes dans le top 5 des plus gros points de vente », confirme Sophie. Suffisant pour qu’Hélène Janicaud qualifie Primark « d’OVNI » du marché du textile. « En seulement 3 ans ils sont entrés dans le top 10 des enseignes en termes de volumes de vente, c’est du jamais vu », constate-t-elle. De quoi envisager l’avenir sereinement, avec 3 ouvertures prévues pour cette année, dans le centre commercial Val d’Europe à Serris, aux Docks au Havre, ainsi que dans le centre commercial Muse de Metz. En attendant Bordeaux, Toulouse, Strasbourg… chaque ville semble vouloir le sien.  « Nous n’avons pas de plan d’implantation prédéfinis à l’avance, ce que nous recherchons ce sont de grands emplacements de vente », avance Christine Loizy. La concurrence est prévenue. 

Lire aussi notre première enquête de 2016 : L’enfer Primark

Des conditions de travail très précaires

Des articles de mode aux plus près des tendances, des prix accessibles à tous, des emplacements premium… Au premier regard, Primark à tout pour plaire. Une image de rêve bien retranscrite lors de l’ouverture de chaque nouveau point de vente. « Il y avait des ballons partout, on applaudissait les premiers clients, on se croyait vraiment à Eurodisney », se souvient Emilie*, ex-salariée au magasin de Lille. De quoi lui rappeler les premiers jours de son intégration, au mois d’octobre 2016 : « au début on nous vend du rêve, on nous montre des vidéos de vendeurs souriants, qui conseillent le client, et des promesses d’évolutions rapides, se souvient-elle. Mais très vite on se rend compte que c’est tout l’inverse qui nous attend au quotidien ». « Quelques semaines après l’ouverture, les conditions de travail ont commencé à se dégrader, confirme Sébastien*, lui aussi en poste à Lille. J’ai dû me mettre en arrêt maladie car je n’en pouvais plus, régulièrement il m’arrivait de pleurer une fois arrivé chez moi. Et j’étais loin d’être le seul, chez Primark les gens se cachent dans les toilettes pour pleurer ». A Marseille, Créteil, Dijon, Cagnes-sur-Mer… les retours des salariés et ex-salariés sont similaires, tous nous décrivent des conditions de travail très difficiles. « C’est simple pour Primark, on est seulement des bras et des jambes, il ne faut attendre aucune reconnaissance de leur part, témoigne Mickael*, tout juste recruté pour le dernier magasin ouvert à ce jour, à Evry. « C’est de l’esclavage moderne, rajoute Myriam*, employée à Marseille. Nous ne sommes pas des vendeurs mais seulement des robots pour eux ». Les récits s’enchaînent et se confondent tellement ils semblent tous identiques, notamment sur ce sentiment de déshumanisation du rapport au travail. Les termes « robot », « exploitation », « esclavage moderne », « pleur », reviennent en boucle. A tel point qu’il devient très facile de reconnaître le témoignage d’un salarié de Primark parmi tous les autres interviews que nous avons effectuées auprès de leurs concurrents directs, chez Zara, H&M, et Kiabi. « Les relations que nous entretenons avec nos responsables sont très bonnes, témoigne ainsi Youssef*, vendeur chez Zara à Villeneuve-la-Garenne. Certes, quand il y a un absent il peut nous arriver d’être un peu dépassé, mais nos encadrants nous accompagnent bien et se comportent en vrai manager ». Chez Kiabi, Stéphane* garde « plutôt un bon souvenir, même si la tâche était répétitive et peu stimulante ». Sophie, salariée d’H&M, admet « qu’il y a une certaine pression liée au fait que nous avons des objectifs de chiffre d’affaires, et que selon les magasins et les directeurs, celle-ci peut être plus ou moins grande, mais pas plus que chez nos concurrents ». Là aussi, les interviews se suivent et se ressemblent, mais rien de similaire à ce que l’on peut entendre chez Primark.

 « La plupart des personnes recrutées sont jeunes et sans expérience professionnelle, certains ont du mal à se faire à notre cadence de travail », Christine Loizy, PDG France de Primark.

Pas de quoi pour autant alerter la direction de Primark, qui oppose toujours la même réponse : « ces témoignages ne reflètent pas la réalité de l’entreprise ». Christine Loizy reconnait quand même que « sous le coup de la pression et de l’énervement, il est possible que certains managers aient pu avoir des mots qui ont dérapés. Si c’est le cas nous leur expliquons que ce n’est pas bien de faire ça et qu’il ne faut pas recommencer », justifie-t-elle, assez légèrement. Avant d’ajouter que « la plupart des personnes recrutées sont jeunes et sans expérience professionnelle, certains ont du mal à se faire à notre cadence de travail ». Une nouvelle génération trop exigeante et pas assez impliquée à la tâche ? Les retours des “anciens“ ne sont pourtant pas plus positifs. Mélodie*, qui a travaillé 6 mois au département trésorerie à Cagnes-sur-Mer, garde un très mauvais souvenir de son passage chez Primark. « Très vite l’expérience a tourné au cauchemar. La superviseuse nous surveillait en permanence, comme si nous étions des enfants. Et puis il y avait aussi toute sorte d’humiliation. J’en suis venu à angoisser et même à pleurer avant d’arriver au boulot, alors que j’ai travaillé durant plus de 15 ans dans la grande distribution », raconte-t-elle. « Primark c’est une entreprise à part. J’ai 36 ans et eu plusieurs emplois dans d’autres enseignes de mode, et je peux affirmer sans hésiter que c’est la pire expérience professionnelle que j’ai vécue », confirme Sonia*, ex salariée à Lyon. « La pire expérience professionnelle », là encore une expression qui revient régulièrement chez les salariés plus expérimentés. « Primark profite justement du fait que les recrues soient jeunes et sans connaissance du monde du travail pour les exploiter, alors forcément quand quelqu’un avec un minimum d’expérience leur tient tête et exprime un avis de bon sens, ça ne plait pas trop », analyse Jordan*, ex-superviseur à Evry. Au total, sur les 156 témoignages de salariés ou ex-salariés de Primark que nous avons recueillis, seulement 6 ne partagent pas l’avis de leurs collègues. Et un seul semble véritablement exalté par l’entreprise. Il s’agit de Karim, un jeune superviseur d’un magasin francilien : « C’est une expérience très enrichissante, on y apprend beaucoup », tient-il à nuancer, avant quand même d’ajouter : « certes parfois la tâche est pénible, certains peuvent pleurer, mais je pense que ce genre de chose arrive dans toute sorte d’entreprise ». 

Les managers confirment

Régulièrement mis en cause pour leur autoritarisme, les managers et ex-managers d’équipe qui ont bien voulu témoigner partagent pourtant le ressenti des employés. Et vont même encore plus loin. « Tout ce que vous ont raconté les vendeurs est vrai, chez Primark il n’y a pas de place pour l’humain. En ce qui concerne la gestion du personnel, notre unique mission est de les fliquer en permanence, confirme d’emblée Martin*, manager au magasin de Créteil. En fait, j’ai l’impression que l’on est des contrôleurs, comme dans les usines au 19ième siècle, on doit surveiller leur moindre fait et geste ». Ibrahima*, ex-manager au Primark d’Aulnay-sous-Bois, et désormais directeur de magasin dans une enseigne d’ameublement, est du même avis : « Primark, c’est de l’exploitation au sens propre. On nous demande explicitement de pousser les vendeurs à bout et ça fonctionne. Beaucoup terminent leur service en pleurant ! ». Là encore les témoignages des managers se confondent tellement ils semblent tous identiques. La plupart opposent leur ancienne expérience de direction de magasin, dans la mode ou la grande distribution, aux méthodes de management Primark. Ou plutôt de non management. « L’humain n’existe pas, même les managers doivent obéir comme des robots, témoigne Sandra, ex-manageuse à Lyon, et aujourd’hui responsable régional pour une grande entreprise de mode. J’ai derrière moi une longue expérience dans le management, mais j’ai vu là-bas des choses que je n’avais jamais observé dans ma carrière. Il n’y avait aucune autonomie dans les horaires pour les managers, alors que nous étions pourtant au forfait jour, et il m’était interdit de faire des réunions avec mes propres équipes ! ». Même impression pour Philippe, qui a quitté l’entreprise moins d’un an après son arrivé à Créteil. « Rapidement on m’a fait comprendre que le management que je pratiquais, où on respecte l’humain, où on essaye de valoriser le salarié et de le faire monter en compétence, n’a pas sa place ici », témoigne-t-il.

« Rapidement on m’a fait comprendre que le management que je pratiquais, où on respecte l’humain, où on essaye de valoriser le salarié et de le faire monter en compétence, n’a pas sa place ici », Philippe, ex manager à Créteil. 

Les rapports avec les employés et supérieurs hiérarchiques sont aussi pointés du doigt. « J’en ai vu hurler sur leur personnel comme on pourrait le faire sur un détenu en prison, c’était hallucinant ! Je me souviens d’une scène très humiliante où un manager demande à un vendeur de venir ramasser un papier par terre alors qu’il n’avait qu’à se baisser pour le prendre lui-même », dénonce Simon, ex manager au magasin d’Aulnay-sous-Bois, et aujourd’hui directeur de magasin dans une grande enseigne de mode. La manière de parler est très souvent au centre du problème. « Je me rappelle d’une manageuse très compétente qui, à force d’entendre des insultes telles que “branleuse“, “bonne à rien“, et ce devant tout son équipe, avait complètement perdu confiance en elle », relate par exemple Ibrahima. Ou encore Martin, qui après avoir demandé un renfort de personnel à son supérieur, obtient pour seule réponse : “Et la pipe c’est à quel heure“. « Le pire dans tout ça c’est qu’il ne plaisantait pas », regrette Martin. « Il y a tellement de pression et l’ambiance est si pesante qu’une personne sympathique peut vite devenir détestable. C’est arrivé à une manageuse avec qui je travaille chez New Look, et aujourd’hui je peux vous assurer qu’elle est bienveillante envers son équipe », analyse avec le recul Patrick*, ex superviseur à Villeneuve-la-Garenne. « Il y a quand même un point positif, sur un plan strictement professionnel j’ai énormément appris car on gère de très grosses équipes avec une cadence de travail infernale, après ça vous êtes rodé. Mais au niveau humain c’est une catastrophe. » Les conséquences sur la santé physique sont là pour en attester. Simon et Martin ont tous deux perdu quinze kilos. Les dépressions et burn out sont fréquents chez les vendeurs comme les managers. Tout comme les accidents du travail dans les réserves des magasins. Plus encore que la cadence de travail, qui est assez rarement mise en cause, avec pourtant des semaines à plus de 60 heures pour les managers, c’est véritablement le système managérial qui est pointé du doigt. « Pour la première fois de ma carrière, je me suis mis en arrêt maladie, justifie Simon, qui garde une pensée émue pour ses anciens collègues. J’ai beaucoup de respect pour ceux qui restent en poste chez Primark, car je vous assure que c’est vraiment un emploi très pénible. »

Turn over et absentéisme à répétition

Les “anciens“, ceux qui sont présents depuis l’ouverture du magasin, ne sont pourtant pas très nombreux. « En fait le turn-over est tellement important qu’il m’est impossible de vous donner des chiffres précis, car ils changent tous les mois, explique Cathy Vinciguerra, déléguée du personnel à Créteil. Ce que je peux vous dire, c’est que sur les 700 salariés recrutés initialement, nous ne sommes plus que 80 encore en poste dans l’entreprise. » Même constat à Marseille pour Delphine Prisciotta, elle aussi représente du personnel : « Sur les 800 salariés du début, il doit en rester moins d’une centaine. » Et là encore les retours sont unanimes, à Lyon, Aulnay-sous-Bois ou encore Dijon, les anciens sont minoritaires. Sans compter que « chez Primark, ceux qui restent attendent de trouver mieux ailleurs pour partir ». Une phrase entendue tellement de fois qu’il nous est difficile de l’attribuer à un ou une salarié(e) en particulier. Un phénomène encore plus prononcé du côté des managers. « Sur les 30 qui ont été recrutés en même temps que moi à Créteil, il doit en rester 2 », confirme Philippe. Même Karim, le seul interviewé très satisfait de son emploi chez Primark, observe un turn-over très important : « les managers, j’en vois défiler des nouveau chaque semaine ». A tel point que l’entreprise rencontrerait actuellement des difficultés à attirer de nouveaux talents. « Une des personnes en poste aux RH m’a récemment expliqué que la directrice France des ressources humaines leur avait demandé de mentir pour parvenir à convaincre de nouveaux managers de rejoindre l’entreprise, explique Simon. Moi-même je me souviens que lorsque nous recrutions des managers, 2/3 mettaient eux-mêmes fin à leur période d’essai, certains après seulement un jour ! » Des témoignages auxquels la direction de Primark n’accorde pourtant absolument aucun crédit. « 70% de nos collaborateurs sont fidèles à l’entreprise », affirme même Christine Loizy, sans bien entendu apporter la moindre preuve pour étayer son propos, si ce n’est d’arguer que les salariés qui nous ont alertés de ce turn-over « n’ont qu’une vision partielle des magasins et ne peuvent pas savoir tout ce qui s’y passe ». Concernant les témoignages des délégués du personnel, qui de par leur position particulière dans l’entreprise sont pourtant à même de bien nous renseigner, ils raconteraient eux « ce qu’il les arrange ». Une position bien tranchée qui contraste avec les retours que nous avons pu avoir dans les autres enseignes de mode. Que ce soit à H&M, Zara ou encore Kiabi, tous les salariés nous ont fait part d’un turn-over assez élevé, mais pas à un tel niveau. « La rotation est logique car il y a souvent des étudiants qui travaillent avec nous, explique par exemple Florian*, employé depuis 7 ans dans un Zara de la banlieue parisienne. Mais il n’est pas rare de voir des employés qui restent plus de 3 ans chez nous. »

« A chaque fois qu’un salarié nous demandait s’il pouvait prendre un jour de congé pour se libérer un week-end, nous lui refusions systématiquement, et ce peu importe la raison », Sinny, ex salariée des ressources humaines à Créteil.

A l’importance du turn-over s’ajoute un absentéisme à répétition, « seule méthode que les salariés ont trouvé pour pouvoir échapper au système Primark, analyse Mélodie. Un bon tiers se mettent en arrêt maladie dans le mois. » A Lyon également, Vanessa*, qui travaillait en tant que visual merchandiser, évoque un absentéisme chronique, qu’elle estime à « environ 40% ».  Un chiffre entendu par Martin lors de son intégration à Créteil. « Le premier jour, un manager me prévient qu’ici il y a 40% d’absentéisme. J’étais vraiment choqué étant donné que dans le magasin pour lequel je travaillais auparavant, l’absentéisme était de 8%, et c’était le pourcentage le plus élevé de tous les points de vente de l’enseigne ! » Un chiffre un peu exagéré selon Cathy Vinciguerra, qui estime de son côté qu’il avoisinerait davantage les 20 à 25% à Créteil. « C’est simple, en un an chez Primark je n’ai jamais eu une seule fois mon équipe au complet », résume Simon. Sur ce point, il ne manque pas néanmoins de souligner que le comportement de certains salariés ne serait pas sans reproche, tout en mettant en cause la politique de ressources humaines. « Il n’y a pas de sanction disciplinaire pour les absentéistes sans motifs, forcément ça ouvre une brèche pour certains qui en profitent, accuse-t-il. Moi-même il m’était interdit de pouvoir faire des entretiens individuels avec ceux qui s’absentaient à répétition. C’est la même chose pour les pauses toilettes, certains abusent et au final on se retrouve à devoir fliquer tout le monde car on ne peut pas faire de l’accompagnement individuel ». Sinny*, ex membre des RH à Créteil, apporte pour sa part un autre point de vue : « A chaque fois qu’un salarié nous demandait s’il pouvait prendre un jour de congé pour se libérer un week-end, nous lui refusions systématiquement, et ce peu importe la raison, qui pouvait parfois être familiale. Forcément il ne faut pas s’étonner qu’il y ait un fort absentéisme », analyse-t-elle. Ce que confirme Sophie*, ex membre des RH à Marseille : « Un jour, une vendeuse tout juste recrutée vient nous prévenir de la période durant laquelle elle partira en vacances, ce à quoi la responsable lui rétorque : “moi demain j’ai piscine sur un âne, si tu t’en va je mets fin à ton contrat“. La jeune fille est sortie presque en larme du bureau, et ce alors même qu’elle avait explicitement mentionné ce congé lors de son entretien d’embauche ». Pour ceux, qui veulent partir ou même quitter définitivement l’entreprise, s’absenter devient alors la seule solution. « J’ai contacté un conseiller du droit du travail qui m’a conseillé de faire un abandon de poste, car chez Primark il n’est pas question de rupture conventionnelle, sauf cas exceptionnel », témoigne Joris*, collègue de Mélodie à Cagnes-sur-Mer. Une pratique très courante dans tous les magasins. « Le nombre d’abandon de poste est vraiment très élevé », confirme Sarah, ex salariée des RH à Villeneuve-la-Garenne et à Cagnes-sur-Mer. John, ex-employé au stock à Cagnes-sur-Mer, n’avait lui pas tellement le choix : « Je me suis blessé 3 fois en l’espace de 6 mois, et puis un jour mon talon a lâché, raconte-t-il. Le hic c’est que je n’ai signalé ce problème que le lendemain, étant donné que je ne pouvais plus marcher, mais les RH n’ont pas voulu me déclarer en accident du travail. » Conscient du problème, Yacine*, ex salarié à Lyon, a donc lui choisit une option plus radicale : « j’ai commencé à insulter tout le monde, c’était la seule solution pour que je puisse me faire licencier et ainsi percevoir mes droits au chômage. Mais ce n’est pas la seule raison, tient-il à préciser. Je ne voulais pas les laisser gagner, car la plupart craquent sous la pression et démissionnent. Et d’ailleurs le chômage je ne l’ai même pas perçu puisque j’ai signé un CDI à peine une semaine plus tard. » 

Qu’en est-il à l’étranger ?

Les salariés français sont-ils les seuls à se plaindre du “management Primark“ ? « J’ai eu l’occasion de faire des déplacements à Dublin, d’observer d’autres magasins, j’ai même pu rencontrer le PDG en personne, et je peux vous affirmer que ce qui se passe en France ce n’est pas le Primark du Royaume-Uni, tente de nuancer Karine*, ex-adjointe à la responsable France de la formation. Le problème c’est que la direction française dissimule tous les problèmes liés aux piètres conditions de travail et à l’absence de formation. D’ailleurs quand j’en avais fait part à la DRH Monde à Dublin, elle était tombée des nues. » Des propos qui ne surprennent pas Patrick. « Les problèmes de management sont survenus à partir du moment où les managers anglais, qui était venus accompagner l’ouverture du magasin, ont laissé place aux français », accuse-t-il. « Il n’y qu’à observer ce qui se passe au Royaume-Uni, insiste Karine. Il y a là-bas des salariés qui restent 10 ans, en France quasiment personne ne reste plus de 2 ans ». Des affirmations que nous n’avons pas pu confronter à des témoignages concrets de l’autre côté de la Manche. 

Aux Pays-Bas, une enquête d’un syndicat de travailleur a collecté plus de 1000 réponses de salariés et ex salariés de Primark.
En revanche nous nous sommes intéressés à ce qui pouvait en être de l’autre côté de notre frontière, en Belgique, où les retours sont plus mitigés. « Les conditions sont les mêmes qu’en France : succession de CDD, promesses de CDI pour se voir à la fin évincer sans réels motifs, problèmes récurrents sur les fiches de paie… », témoigne ainsi Claire*, salariée à la boutique de Liège. Cassandra*, ex-superviseuse pour ce même magasin, évoque pour sa part des problèmes relevant davantage du management. « Les bons managers ne travaillent plus dans l’entreprise, témoigne-t-elle. Beaucoup d’entre eux se prennent pour des dieux et profitent qu’une grande partie des vendeurs soient des étudiants pour leur parler mal ». D’autres témoignages viennent en revanche redorer l’image de la société irlandaise. Véronique* par exemple, qui vient d’être mutée à Charleroi, se satisfait des « opportunités offertes par Primark », tout en dénonçant des copinages pour l’attribution des promotions à Liège, où elle était employée auparavant. Ou encore Charles*, ex-salarié à Bruxelles, qui retient « une bonne expérience » de son passage chez Primark, tout en admettant que son ressenti n’était pas partagé par tous. Mais c’est au Pays-Bas que les problèmes liés aux conditions de travail ont pris une dimension plus importante. Au mois de février 2017, une enquête du quotidien Rtv Noord relatait plusieurs témoignages troublants de salariés et ex-salariés du magasin Primark de la ville de Groningue. La journaliste Stephanie Nijssen, que nous avons alors contacté, nous a expliqué que « les salariés se plaignent d’intimidation sur leur lieu de travail, de pression accrue, ainsi que de harcèlement de la part de leurs supérieurs lorsqu’ils sont en arrêt maladie ». Son enquête met également l’accent sur ce même sentiment de déshumanisation du rapport au travail. « Chez Primark, nous ne sommes que des numéros », témoigne ainsi un employé néerlandais. De quoi décider le syndicat de travailleurs FNV de lancer une grande consultation, qui a recueilli 1186 réponses, dont 68% de salariés encore en poste. « Les résultats sont choquants. Une grande partie du personnel se sentent régulièrement rabaissés et surveillés sans relâche par leurs managers et les caméras de surveillance, ils subissent des manœuvres d’intimidations lorsqu’ils se mettent en arrêt maladie », écrit notamment le syndicat dans son rapport. Les caméras notamment seraient utilisées pour contrôler le nombre de fois qu’un salarié se rend aux toilettes, prend sa pause, ou tout simplement lorsqu’il discute avec un collègue. Une surveillance accrue au travail qu’avait déjà dénoncé des salariés allemands au mois d’octobre 2014, à travers un article du quotidien d’outre Rhin Express.de. Au Pays-Bas, l’enquête révèle également les difficultés qu’éprouvent les salariés à prendre leurs jours de congés. « Peu importe si vous avez un examen important ou un enterrement, Primark vous force à venir », témoigne l’un d’entre eux. « Quand vous êtes malade, vous n’êtes pas pris au sérieux, et vous devez appeler tous les matins le magasin pour confirmer que vous êtes en arrêt, sinon ils considèrent cela comme un congé sans soldes », relate une autre répondante de l’enquête. Face à cette multiplication de témoignages, et les résultats implacables de la consultation, la direction néerlandaise de Primark a affiché un certain étonnement, et s’est engagée à mettre en œuvre des actions pour remédier à cette situation. Affaire en cours donc.

« Peu importe si vous avez un examen important ou un enterrement, Primark vous force à venir », un salarié néerlandais de Primark.  
Au-delà des engagements, les similitudes observées en Belgique et aux Pays-Bas sur les conditions de travail très précaires soulèvent plusieurs interrogations. Et notamment, comment a-t-on pu en arriver là ? Comment est-il possible qu’une entreprise puisse susciter un tel mécontentement de la part de ses salariés ? Formation bâclée, grave manquement au droit du travail, dialogue de sourd avec la direction… La réponse dans la seconde partie de notre enquête. 

Lire la seconde partie de notre article : Primark, comment en est-on arrivé là ?  


*Pour des raisons de confidentialité, les prénoms ont été modifiés. 

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